Julia Maris, Vice-Présidente Environnement, Social et Gouvernance (ESG) du Groupe Engie

En tant que Vice-Présidente Environnement, Social et Gouvernance (ESG) du Groupe Engie, quels sont, selon vous, les principaux défis et opportunités liés à la décarbonation pour les entreprises aujourd’hui ?

En tant que vice-présidente ESG, je pense que le principal défi pour les entreprises aujourd’hui est l’opérationnalisation des objectifs de décarbonisation. Il ne suffit pas d’avoir des ambitions élevées ; il faut les intégrer dans le fonctionnement quotidien de l’entreprise. Chez Engie, nous avons par exemple mis en place le « MTPCO2 », un plan à moyen terme qui nous permet de planifier annuellement nos émissions de CO2 jusqu’en 2030 et de nous assurer qu’elles sont en ligne avec nos engagements de décarbonisation. Ce plan utilise les mêmes hypothèses opérationnelles que celles de nos prévisions financières, garantissant ainsi une cohérence entre nos objectifs économiques et environnementaux.

C’est ainsi que  nous avons fixé des budgets carbone annuels pour chacune de nos grandes activités opérationnelles, budgets qu’elles ne doivent pas dépasser. A l’image de ce qui se fait sur le plan financier, nous effectuons des revues trimestrielles pour surveiller l’évolution de nos émissions et ajuster nos actions en conséquence. Cela nous permet de piloter nos émissions de manière proactive plutôt que réactive, en identifiant rapidement les écarts et en mettant en place des plans d’action correctifs le cas échéant.

Un autre défi majeur est la transformation des compétences. Nous avons besoin de nouveaux métiers, comme des ingénieurs spécialisés en environnement et des financiers capables de faire le lien entre durabilité et performance financière. Cela nécessite une formation continue et une transformation des compétences au sein de l’organisation. Il est crucial de comprendre que les compétences nécessaires pour la décarbonisation sont de plus en plus techniques et spécialisées. Le développement de ces compétences est essentiel pour transformer nos processus industriels et commerciaux. 

Cependant, ces défis représentent également des opportunités. En intégrant la performance extra-financière dans notre management et nos systèmes de rémunération, nous évitons les injonctions contradictoires et assurons une cohérence globale avec notre Raison d’être. Par exemple, nous avons inclus des objectifs de réduction des émissions dans les critères de performance et les critères de rémunérations de long terme de nos managers, afin d’incarner le fait que la décarbonation est consubstantielle de l’appréciation de la performance.

Cela nous permet de créer des modèles d’affaires durables, innovants et résilients, qui intègrent pleinement les enjeux environnementaux et sociaux, en cohérence avec l’objectif de neutralité carbone fixé à horizon 2050 dans le cadre du Green Deal.  En faisant de la durabilité une priorité pour toutes les entités du Groupe, nous transformons notre entreprise en profondeur. Ces sujets de doivent irriguer tous les domaines de l’entreprise, du directeur des opérations, au directeur financier, en passant par les commerciaux, les responsables des ressources humaines, les acheteurs,  leur responsables des technologies de l’information et beaucoup d’autres encore…

En conclusion, l’opérationnalisation de la décarbonisation est à la fois un défi et une opportunité pour transformer en profondeur les entreprises et créer des modèles d’affaires durables. C’est un moment passionnant et déterminant pour les entreprises, car il s’agit de passer des intentions aux actions concrètes, en intégrant la durabilité dans chaque aspect de notre fonctionnement.

Vous êtes activement impliquée dans les travaux de la Commission Énergie du Medef et représentante de France gaz au sein de celle-ci. Pouvez-vous nous parler des initiatives récentes de la commission et de leur impact potentiel sur la transition énergétique en France ?

Sur ces sujets énergétiques, comme sur d’autres, le souhait du Medef est de fonder les débats sur des faits et des chiffres étayés. Il importe de remettre de la rationalité économique dans des discussions qui peuvent parfois prendre un ton passionnel voire politique. En adoptant une approche économique factuelle, nous souhaitons contribuer à l’émergence de politiques énergétiques résilientes, compétitives et soutenables à long terme.

La création récente de la commission énergie du Medef a été une réponse aux défis énergétiques actuels, exacerbés par la guerre en Ukraine et la crise des prix de l’énergie qui s’en est suivie. Cette commission se concentre sur deux axes principaux : le design du marché de l’énergie et la lutte contre le changement climatique.

En ce qui concerne le design du marché de l’énergie, nous analysons et formulons des propositions sur le fonctionnement du marché à l’échelle européenne et nationale. Cela inclut les enjeux de régulation et de fixation des prix et notamment les discussions sur le schéma post-ARENH (Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique) mais aussi certains sujets de fiscalité par exemple. L’examen actuel du PLF 2025 ou encore la mise en consultation de textes structurants tels que la PPE ou la SNBC font l’objet de travaux au sein de la Commission énergie pour forger une position avec les adhérents du MEDEF qui reflète de façon réaliste et argumentée les réalités économiques des entreprises ainsi que leurs priorités.

Sur le deuxième volet des travaux de la Commission, liés à la décarbonisation, nous considérons que le secteur énergétique doit jouer un rôle de catalyseur dans la décarbonisation de l’économie. En effet, si  l’énergie n’est pas décarbonée, les autres secteurs économiques auront du mal à atteindre leurs propres objectifs de décarbonation.

C’est ainsi par exemple que, fidèle à son esprit de rationalité économique, le MEDEF aux cotés de ses partenaires européens, a lancé une étude avec Business Europe pour explorer les scénarios de neutralité carbone en 2050. Cette étude a été publiée pendant l’été et montre les défis régulatoires, économiques, et industriels qui doivent nous mobiliser pour que la décarbonation soit un facteur durable de compétitivité au sein de l’UE.

L’analyse montre ainsi que deux  scénarios s’offrent à nous. Tout d’abord, le scénario « managé » qui prévoit une transformation planifiée avec des mesures d’accompagnement précises et une capacité à collectivement faire face aux difficultés. Alternativement, un second scénario dit « frustré », qui montrent que faute d’anticipation et de mobilisation, la neutralité carbone 2050 induirait des chocs économiques d’ampleur, une dépendance accrue aux importations, et des surcoûts significatifs[1].

La commission Energie insiste également sur l’importance de la neutralité technologique. Il est essentiel de considérer toutes les formes d’énergie, y compris les énergies renouvelables et gazeuses, pour relever les défis de la transition énergétique. Cette approche permet de maximiser les ressources disponibles et de garantir une transition énergétique efficace et durable. Par exemple, dans un pays comme la France, où la production nucléaire est dominante, il est important de ne pas négliger les autres sources d’énergie. Le Medef veille ainsi à ce que toutes les technologies disponibles soient prises en compte pour répondre aux besoins énergétiques futurs.

En conclusion, la commission énergie du Medef travaille à créer un cadre favorable pour la transition énergétique en France. Nous nous assurons, en concertation avec les fédérations professionnelles adhérentes, que les décisions sont basées sur des analyses économiques solides et nous promouvons une approche technologique diversifiée. Cela permettra de mobiliser tous les acteurs vers l’objectif de neutralité carbone tout en maintenant la compétitivité des entreprises. En intégrant ces principes, nous pouvons transformer les défis énergétiques en opportunités de croissance pour un avenir durable.

[1] Voir l’Etude Medef-BusinessEurope

En tant que membre du « Steering Committee du GHG Protocol », comment voyez-vous l’évolution des normes et des pratiques de comptabilisation des émissions de gaz à effet de serre, et quel rôle les entreprises peuvent-elles jouer pour améliorer la transparence et l’efficacité de ces pratiques ?

Je suis très honorée de faire partie du comité directeur du GHG Protocol en tant que personnalité qualifiée indépendante. Mon rôle n’est pas de représenter Engie ou France gaz, mais de contribuer à la gouvernance de cette structure qui, historiquement pilotée par des ONG, a décidé de s’ouvrir au monde de l’entreprise. Je trouve que cette évolution est particulièrement pertinente dans la mesure où les entreprises sont au premier plan pour mettre en œuvre les actions nécessaires pour atteindre les objectifs climatiques.

L’évolution des normes de comptabilisation des émissions de gaz à effet de serre doit donc se faire en collaboration avec les acteurs économiques et je peux témoigner que les équipes du GHG Protocol ont une réelle volonté de s’assurer que les normes définies soient applicables sur le terrain. Le GHG Protocol veut, en quelque sorte être considéré comme une « grammaire » commune de la décarbonation, garantissant que chacun compte ses émissions de manière cohérente et comparable à l’échelle internationale; C’est une condition pour l’accélération de la décarbonation mondiale.

Les entreprises jouent un rôle clé dans cette évolution. Elles doivent s’impliquer activement dans les groupes de travail techniques pour nourrir l’Independent Standard Board. Celui-ci élaborera les nouvelles normes qui seront ratifiées par le Comité directeur. Il est crucial que les entreprises partagent leurs préoccupations et leurs réalités opérationnelles pour que ces normes soient à la fois scientifiquement robustes et déployables à l’échelle internationale. Par exemple, dans le secteur des gaz renouvelables, il est important de communiquer les spécificités et les défis pour que les normes reflètent fidèlement ces réalités.

Mon conseil aux entreprises est donc de participer activement à ces discussions techniques. Cela peut sembler chronophage, mais il s’agit d’un investissement essentiel. En contribuant à l’élaboration des normes, les entreprises s’assurent que leurs préoccupations sont prises en compte et que les normes sont adaptées à leurs processus industriels. Cela permet de créer des compromis qui soient à la fois rigoureux scientifiquement et opérationnellement viables.

En conclusion, l’évolution des normes de comptabilisation des émissions de gaz à effet de serre nécessite une collaboration étroite entre les experts scientifiques, les ONG et les entreprises. En participant activement à ce processus, les entreprises peuvent améliorer la transparence et l’efficacité des pratiques de comptabilisation, contribuant ainsi de manière significative à la décarbonisation globale.