Marie-Claire Aoun, Directrice de la prospective et des relations institutionnelles chez Teréga

En tant que Directrice de la prospective et des relations institutionnelles chez Teréga, quel est votre rôle dans la transition énergétique ? Vous avez également été enseignante à l’Université Paris-Dauphine. Comment cette double casquette académique et industrielle influence-t-elle votre vision de l’avenir énergétique ?

Mon rôle chez Teréga porte principalement sur les enjeux de prospective et de transition énergétique. Nous savons que la consommation de gaz naturel va diminuer pour atteindre nos objectifs de neutralité carbone. Certains secteurs, comme l’industrie et la mobilité, ne peuvent pas se tourner uniquement vers l’électrification, et ont besoin de solutions fiables de décarbonation, telle que l’hydrogène. L’hydrogène, qui suscite un intérêt des acteurs économiques et a obtenu un soutien des pouvoirs publics ces dernières années, représente un atout majeur dans cette transition, même si le marché reste aujourd’hui naissant. Concernant le CO2, les rapports du GIEC confirment qu’il est impossible d’atteindre la neutralité carbone sans captage et stockage du CO2 (CCUS). La fin des quotas d’émissions gratuits en 2026 pour les industriels rendra cruciales les solutions compétitives de décarbonation.
Teréga est pleinement engagée dans ces sujets, en portant trois projets d’infrastructure majeurs.
Le projet HySoW, qui est la dorsale d’hydrogène dans le Sud Ouest de la France, vise à transporter et stocker de l’hydrogène en Nouvelle-Aquitaine et en Occitanie. Le projet CO2 concerne le transport et le stockage de carbone sur notre territoire. Enfin, le projet BarMar, en partenariat avec GRTgaz, Enagas en Espagne et OGE en Allemagne, fait partie du corridor H2Med et vise à transporter de l’hydrogène depuis la péninsule ibérique vers la France, puis vers l’Allemagne. Dans le cadre de mes missions au sein de Teréga, je dois faire avancer ces projets, à la fois au plan opérationnel mais aussi stratégique, en particulier dans la mesure où le cadre réglementaire, législatif et économique nécessaire à leur réalisation n’est pas encore défini.
Mon expérience académique, avec plus de 15 ans d’enseignement à l’université Paris-Dauphine sur les enjeux géopolitiques de l’énergie, m’apporte un recul précieux. Cela me permet de mettre en perspective les projets industriels sur le long terme et d’élargir le champ des perspectives au-delà des seuls enjeux français ou européens. Les dynamiques énergétiques varient considérablement à l’échelle mondiale, et cette vision globale est essentielle. De plus, l’interaction avec les étudiants, qui apportent souvent une vision fraîche et innovante, enrichit ma compréhension des défis énergétiques actuels. C’est toujours gratifiant de voir certains d’entre eux poursuivre des carrières dans ce secteur et de constater que notre passion pour l’énergie peut susciter des vocations.

Teréga vient de publier conjointement avec GRDF et GRTgaz les « Perspectives Gaz 2024 ». Quels sont les principaux enseignements de cet exercice prospectif concernant l’avenir du gaz en France, notamment en termes de consommation et de production de gaz renouvelables ? Et comment Teréga se positionne-t-elle face aux défis actuels du secteur gazier ?

Nous avons publié, en collaboration avec GRDF et GRTgaz, notre document biannuel sur les perspectives du gaz. Ce document est crucial pour suivre et planifier à long terme les évolutions de notre secteur. Nous constatons une baisse significative de la consommation de gaz naturel, qui est passée pour la première fois sous la barre des 400 TWh en 2023. Cette dynamique de baisse de la consommation est positive car elle contribue à la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre.
Les perspectives pour 2024 montrent que cette baisse va se poursuivre. Selon nos scénarios, la consommation totale de gaz, actuellement de 399 TWh, devrait diminuer à 321 TWh en 2030 et à 282 TWh en 2035. Cette réduction est due principalement aux efforts d’efficacité énergétique et de sobriété, ainsi qu’à l’amélioration des performances des bâtiments et des équipements.
Cette baisse est observée dans tous les secteurs : résidentiel, industriel et tertiaire. Cependant, il est important de noter que dans l’industrie, le gaz est difficilement remplaçable. Certaines industries peuvent se tourner vers l’électrification pour se décarboner, mais ce n’est pas possible partout. Nous avons donc besoin de solutions alternatives comme le gaz renouvelable tel que le biométhane ou l’hydrogène notamment dans les raffineries, pour la production d’ammoniac ou pour la production d’acier.
Selon les perspectives et le scénario présentés, l’objectif de 20% de consommation de gaz renouvelables devrait être atteint d’ici 2030, incluant le biométhane ainsi que d’autres filières innovantes telles que la pyrogazéification et la gazéification hydrothermale. Pour cela, nous avons besoin du soutien des législateurs pour mettre en place le cadre réglementaire adéquat qui permet de stimuler ces filières. Les opérateurs gaziers appellent à des efforts supplémentaires pour soutenir le développement de ces technologies.
Nous travaillons sur différents scénarios pour anticiper les incertitudes. On sait que les événements difficiles à prévoir peuvent bouleverser la donne énergétique, la guerre en Ukraine illustre parfaitement la nécessité de concevoir un système énergétique résilient dans son ensemble. Nous avons donc travaillé sur différents facteurs de sensibilité tels que des retards dans les rénovations des bâtiments, une relocalisation plus importante de l’industrie française, ou des aléas dans la production d’électricité. Ces travaux de prospective nous permettent de dimensionner nos infrastructures pour être prêts à gérer des demandes imprévues.
Le plan stratégique de Teréga, Gaïa 2035, reflète ces perspectives énergétiques. Il repose sur plusieurs piliers : le développement du biométhane et des gaz renouvelables, le soutien aux écosystèmes d’hydrogène, et des projets innovants comme Barmar, HySoW et les projets CO2. Nous sommes déterminés à soutenir ces initiatives pour un avenir énergétique durable.

Teréga est impliquée dans l’initiative  » European Hydrogen Backbone « . Pouvez-vous nous en dire plus sur les objectifs de ce consortium et sur les projets concrets que vous menez pour construire le réseau d’hydrogène de demain ? Ainsi que le rôle essentiel du CCUS dans l’atteinte de la neutralité carbone à 2020 ?

L’initiative European Hydrogen Backbone (EHB) a été lancée en 2020 avec une dizaine d’opérateurs et compte aujourd’hui plus de 30 opérateurs. L’objectif est de relier grâce à des canalisations de transport nouvelles et converties, les zones de consommation importantes en Europe, comme l’Allemagne, avec des sources de production d’hydrogène compétitives, comme l’Espagne et le Portugal, afin de créer un marché compétitif de l’hydrogène avec des économies d’échelle.
Nous sommes passés d’une simple vision de long terme à la mise en œuvre concrète. Tous les opérateurs impliqués dans cette initiative ont aujourd’hui des projets très concrets sur lesquels les décisions finales d’investissement sont attendues ou déjà prises d’ici 2027 ou 2028 pour construire une partie de ce réseau « European Energy backbone ». Par exemple, le projet BarMar, qui fait partie des projets d’intérêt commun prioritaire européen (PCI) avance avec une mise en service prévue autour de 2030.
Les décisions d’investissement sur ces projets nécessitent de boucler le modèle économique, d’obtenir les autorisations administratives et de consulter le marché. Nous sommes pleinement engagés dans ce sens. La coordination européenne est essentielle, car nous travaillons avec des partenaires espagnols, portugais, allemands et français pour créer un corridor de transport d’hydrogène du Portugal vers le nord de l’Europe et l’Allemagne.
Pour le CCUS, la dynamique est différente. Nous parlons moins d’un réseau intégré à l’échelle européenne et plus de réseaux décentralisés. Les clients industriels sont prêts à s’engager pour trouver des solutions pour capter leur CO2. Le marché du CO2 se dessine avec le développement de la chaîne de capture, de transport, de stockage et d’exportation du CO2. Les pouvoirs publics se sont emparés du sujet ces derniers mois avec la publication de la Stratégie CCUS par le gouvernement, et les rapports tout récemment dévoilés par la Commission de régulation de l’énergie. Tout est à construire autour de cette chaîne de valeur et la France peut jouer un rôle clé dans ce domaine. C’est un véritable levier pour accélérer la décarbonation de notre industrie.